Plus elle écoutait Shabriri parler, plus l’élémentaire avait la sensation de se laisser couler dans des eaux autres que les siennes. Aussi loin qu’elle s’en souvînt, les eaux lui avaient toujours obéi. Se retrouver privé d’une partie de ce contrôle ne faisait que grandir l’inconfort qu’Ira ressentait. La voilà dans ce lagon, où deux eaux ostensiblement les mêmes refusaient pourtant de se mélanger. Qui était l’huile dans cette situation ? Ira se rappela des paroles d’un habitant des îles du couchant, qui l’avait comparée à un enfant à qui personne n’avait encore pu refuser quoi que ce fut. Elle se demanda si elle agissait par caprice.

Le malaise d’Ira se mua petit à petit en curiosité. Il fallait qu’elle en apprenne plus sur cette démone, à commencer par comprendre ce que terme signifiait vraiment. L’élémentaire se demanda si elle ne partageait pas une origine similaire ou commune avec Shabriri. Après tout, Ira n’avait pas beaucoup d'informations sur ses propres origines, seulement l’intime conviction d’être lié à la divinité Hydro. Se pouvait-il que Shabriri soit un autre enfant de Caym, ou une cousine éloignée ? Le simple fait d’y penser donnait le tournis à Ira.

Les demandes de la démone étaient plutôt simples à comprendre, au moins en apparence. Elle souhaitait seulement qu’Ira lui envoie tous les porteurs d'yeux divins qu’elle rencontrerait dans le futur. Une tâche que l’élémentaire peinait à appréhender dans les détails. Voulait-elle qu’Ira les accompagne jusqu’à elle ? Comment l’élémentaire allait deviner la position géographique de la démone une fois qu’elle se séparerait ? Parler de Shabriri au milieu d’une conversation avec ces porteurs d'yeux divins lui suffirait-il ? Une fois que son interlocuteur en eut fini de son laïus, Ira reprit la parole :
« Tu es sûre qu’ils ont besoin de ton aide ? Je doute que je connaisse les pieds secs aussi bien que toi, mais il me semblait qu’il se débrouille plutôt bien sans moi. Je suis même assez envieuse de ce qu’ils inventent pour rendre leur vie plus simple. »

Elle ne pouvait pas retenir ses doutes de refaire surface. Le discours de Shabriri lui paraissait exagéré. L’élémentaire ne contestait pas l’amour que la démone prétendait avoir pour les humains. Cet amour était présent, d’une évidence crasse. Mais Ira le trouvait étouffant, comme l’amour de ces mères qui refusaient que leur progéniture ne s’approche d’un seul mètre en direction de l’océan. Même les inquiétudes que Shabriri avait à l’égard d’Ira lui semblaient alarmistes. Elle ne doutait pas que des gens pouvaient lui vouloir du mal, au contraire, il lui paraissait normal d’être la proie de quelqu'un. Même le corps du grand requin blanc finit dévoré par le plus petit des poissons. Son esprit divagua, s'imaginant manger un peu de ce grand requin.

Une longue minute de silence s’écoula. Ira, plongée dans ses pensées, maudissait l’indécision dont elle faisait preuve en cet instant et qui ne lui ressemblait pas. Les conseils d’un vieux loup de mer finirent par lui revenir en mémoire : “La mer trouve toujours son niveau, même si le monde ne fait que changer autour d’elle.” Elle expira pour recouvrer ses esprits, força son sourire à revenir au naturel et se décida.
« D’accod’acc, je veux bien t’aider en te présentant à ceux dont tu me parles, mais je ne peux pas promettre qu t’aider en te présentant à ceux dont tu me parles, mais je peux pas promettre qu’ils accepte de venir te rencontrer, ou qu’ils soient capables de te retrouver. À moins que tu aies une autre idée en tête, je pense pas que ça fonctionnera. Imagine si je te disais d’aller voir une personne que tu ne connais ni de la sève, ni de la dent, est-ce que tu risquerais vraiment ? Mais bref, comme je dis, je veux bien t’aider. À une condition. »

L’élémentaire prit une pause pour réunir ses idées en quelque chose de cohérent.
« Deux conditions, en fait. La première, j’aimerais que tu me partages ce que tu sais sur Caym. Je ne peux pas trop me rendre dans les terres, donc si tu y trouves des infos utiles et que tu peux me les transmettre, ça m’aiderait beaucoup. Quant à la seconde… »

Elle pausa à nouveau. Il n’était pas question d’hésitation cette fois-ci, mais d’avaler sa salive. Ou plutôt l’eau moussante qui lui coulait par les bords de la bouche. Une idée lui avait traversé la tête et occupait visiblement tout l’espace disponible. La phrase suivante vint d’un seul trait, sans même qu’Ira ne s’arrête pour s’assurer qu’elle était comprise.
« Bah y’a ce restaurant dans le quartier avec toutes les belles lumières, on m’a dit qu’ils y servent du lieu jaune, alors moi j’en ai déjà mangé du lieu jaune, mais on m’a aussi qu’ils le marinent dans plein d’épices et je dois bien avouer que j’ai très envie d’y goûter, mais ce restaurant ils veulent pas que je rentre, alors je me disais que tu paraissais plus du style qu’ils laissent entrer, donc je me disais que tu pourrais m’aider à rentrer. »

Elle déglutit par réflexe rien qu’en imaginant le fumet délicat du poisson de mer. Se rendant compte qu’elle demandait un deuxième service alors même que Shabriri n’en avait demandé qu’un, Ira se dépêcha d’ajuster son offre.
« Je peux payer, j’ai de quoi. Et puis on sera quand même mieux pour faire connaissance autour d’un repas. »

Ira avait beau manquer de jugeote, elle n’était pas insensible au changement de la marée. Subtilement, imperceptiblement, l’eau s’était retirée loin des côtes pour se préparer à frapper de toute sa fureur les profondeurs des terres. Du moins, c’était ce que cette lueur dans les yeux de la démone inspirait à l’océanide. Restait à découvrir si cette fureur lui était destinée. En un instant, toutes ses bravades s’effacèrent et elle se sentit bien petite par rapport à l’habitude. Sa forme corporelle suinta à petites gouttes, peinant à se maintenir telle quelle. Lorsque la voix douce mais ferme de Shabriri résonna dans l’air nocturne, Ira n’osa pas répondre et se contenta d’obéir.

Par réflexe, elle se rappela tout de même de faire apparaître une cape pour cacher le plus gros de son apparence. L’élémentaire suivit l’elfe à travers les rues de Mizutsune, arrivant quelques minutes plus tard devant ce même restaurant qu’elle venait de décrire. Ira baignait dans la confusion. Cette deuxième condition était plus un caprice immature qu’une véritable demande. Elle était tout de même reconnaissante à la démone de bien vouloir jouer le jeu.

Elle ressentit à nouveau une forte culpabilité lorsque le directeur de l'établissement, occupé à congratuler un client fidèle pour ses nombreuses affaires du jour, reçut une pluie de reproches de la part de la dame élégante. Bien qu’elle fut reconnaissante des compliments affichés au milieu de la tirade, Ira se demandait si elle n’en faisait pas un peu trop. Peut-être était-ce la manière de Shabriri pour punir l’élémentaire pour ses enfantillages. Après que Shabriri eût fini de convaincre le maître de maison de leur accorder une table, Ira lui adressa un petit mouvement d’excuse.

La tablée offerte par le restaurant était placée à l’étage, dans la section d’ordinaire réservée à la clientèle la plus riche. Ce soir-là, elle était vide, ce qui plaisait à l’océanide. Après le spectacle qu’elles venaient d’offrir, plus d’attention était la dernière chose qu’Ira souhaitait recevoir. Elle s’assit, retira sa capuche et oublia presque de commander ce pourquoi elle était venue ici en premier lieu. Du lieu, justement.

Alors que les deux compagnonnes aquatiques attendaient que leur plat soit servi, Ira prit une petite minute pour contempler la démone. Au-delà de ses craintes, elle éprouvait désormais une grande admiration pour Shabriri. Celle-ci avait de toute évidence une capacité d’adaptation et d’improvisation remarquable. Du haut de son manque de maturité, c’était une qualité qu’Ira enviait beaucoup. Elle se résolut à en apprendre le plus possible durant cet échange.
« Cela fait un bout de temps que je recherche Caym. Je ne suis pas plus avancée que lorsque j’ai commencé, c’est assez frustrant. C’est comme s’il était à côté de moi, et si loin à la fois. J’ai beau retourné tous les cailloux des fonds marins, je n’ai jamais trouvé de piste. J’avoue que je n’y comprends pas grand-chose à ces histoires de dieux, d’élémentaires et maintenant de démons. Je sens bien qu’on est différents moi et toi, mais j’arrive pas à savoir d’où ça vient exactement. Comme si je voyais mon reflet à la surface d’un lac qui ne veut pas rester calme. »

Le serveur se présenta quelques instants plus tard et dévoila les somptueux plats qui faisaient la réputation du restaurant. Ira se délecta des arômes et du fumet du poisson dans son assiette. Elle comptait le dévorer d’un geste, quand les quelques leçons de bonne manière que lui avait enseignées un ami humain lui revinrent en mémoire. Elle saisit sa fourchette et son couteau à la manière d’un enfant mangeant de lui-même pour la première et découpa difficilement une petite bouchée. Ses papilles en furent ravies. Se rappelant qu’elle n’était pas seule à table, elle reprit, la bouche à moitié remplie.
« Désolé, d’ailleurs… Pour… euh… pour t’avoir mal jugée. J’ai encore du mal avec les coutumes terrestres, mais tu les maîtrises à la perfection. Et puis tu as un beau corps. »

Ira avait longuement travaillé son apparence physique. Durant ses premières années aux côtés des humains, elle avait constamment modifié sa taille, sa corpulence et ses formes. Elle n'avait jamais compris que sa couleur de peau ou la texture de sa chevelure comptaient pour beaucoup dans les yeux des mortelles. Qu'importe les ressemblances, ce sont les petites différences qui engendrent le plus de gêne. Son regard fit un va-et-vient rapide entre les atouts de l’elfe et le torse de l’océanide.
« Hoanui me disait que les jolies humaines pouvaient obtenir ce qu’elles veulent avec leur corps. Mais je dois mal comprendre parce que je n’arrive jamais à ce résultat. Et puis Maruata me disait de ne pas faire attention à “son cochon” de mari. Les gens écoutaient plus Maruata que Hoanui, donc j’ai jamais trop poussé, mais je me dis qu’il avait un peu raison. Tu lui ressembles un peu - à Maruata - d’ailleurs. Pas juste le physique. Quand elle s’énervait, plus personne n’osait ouvrir la bouche, c’était assez amusant. »

Si elle avait été capable de rougir, Ira serait devenu plus rouge qu’une pivoine. Elle ne s’attendait pas à de tels compliments de la part de Shabriri. De sa posture jusqu’à ses vêtements, la démone incarnait l’élément de l'élégance à la perfection. L’océanide avait déjà rencontré des individus similaires. La principale différence résidait dans le fait qu’ils puaient le mensonge et la malhonnêteté à des lieues à la ronde. Ira n’avait pas eu besoin qu’on lui apprenne à se tenir loin de ces beaux parleurs. La voix de sa compagne de table ne trahissait elle aucune intention cachée derrière les compliments. Elle s’était exprimée avec une sincérité frappante. Pour la première fois victime d’une franchise qui était d’ordinaire la sienne, l’élémentaire se demanda dans un éclair de clarté si c’était ce qu’elle infligeait au quotidien à ses connaissances.

Les explications de la démone ne pouvaient pas être plus limpides. Contrairement au long discours grandiloquent de leur rencontre, quelques minutes plus tôt, Ira parvenait à saisir la trame générale qui était tissée sous ses yeux. C’était bien la première fois qu’elle entendait parler de sept éléments. Le monde lui paraissait si complexe qu’elle aurait pu en imaginer cent dix-huit au bas mot. Elle se concentra sur le récit de Shabriri pour ne pas afficher sa surprise.

Lorsque cette dernière détailla les particularités de son espèce et de leur dépendance sur la mort de leur corps hôte, l’élémentaire songea à nouveau à cette image du bernard-l’hermite et de son coquillage. Sauf que, dans ce cas-ci, le mollusque était resté dans sa coquille en cohabitation avec le crabe. Ainsi, ce n’était pas seulement Shabriri, mais Farah et Shabriri. Ira savait qu’elle devrait laisser l’image s’imprimer dans sa cervelle inexistante avant d’appréhender les nuances de cette union. Pour le moment, la démone n’en avait pas fini. Le secret de sa nature profonde plongea Ira dans une perplexité déconcertante.
« Si tu es mon reflet, est-ce que cela signifie qu’il y a six autres élémentaires comme moi ? Nos ressemblances s'arrêtent par là, j’ai l’impression. Personnellement, je n’ai pas le souvenir d’une vie avant la mienne, et - excepté mes vêtements que l’on m’a offerts - il n’y a que moi. J’ai même du mal à savoir quand j’ai pris conscience de moi. Je suis à peu près certaine que je suis la seule élémentaire d’eau. Ou plutôt, la seule qui soit comme moi. Quand je me déplace par les mers, je ressens parfois une concentration énergétique, mais ce sont que des esprits sans corps et sans grande intelligence. »

La dernière question replongea Ira dans ce qu’elle pouvait considérer comme sa petite enfance. À des dizaines et des dizaines d’années dans le passé de ce repas, elle batifolait autour des îles à l’est de Qalish. C’était dans cet archipel qu’elle avait hérité du titre d’enfant de Caym, qu’elle s’était forgée son appréciation des peuples marins, que le petit être amorphe était devenu un petit peu plus humain. Un sourire radieux sur le visage, elle entreprit de partager ce dont elle se souvenait.
« Ça remonte à loin tout ça. Hoanui et Maruata étaient un couple de pêcheurs, aussi humains que le reste des pieds-secs de ce continent. Comment s’appelait l’île déjà?.. quelque chose comme Motumiti. C’est en face de Qalish, un peu plus loin. Il faut quand même longtemps pour faire la traversée. Moi, je vais plus vite en naviguant par les courants du plancher de la mer. Ils sont tous très gentils là-bas. Ce sont eux qui m’ont appris les bonnes manières et tout ce que je sais sur moi-même. »

Avoir prononcé cette phrase à voix eu l’effet d’une vague se brisant contre la falaise. Ira prit une pause dans la dégustation de son poisson pour considérer l’idée qui venait de lui venir en tête.
« D’ailleurs, ils avaient l’air d’en savoir pas mal. Ça a sûrement changé depuis le temps, mais ils ont sûrement quelques réponses si je retourne les voir. D’ailleurs, je suis sûre que ça vous plairait comme coin, on fait pas plus paisible. Je pourrais vous y guider si ça vous tente. Faudra vous trouver un bateau par contre. »