Au service de causes supérieures

Depuis qu’il était revenu de son infortunée rencontre avec le Père du Sommeil à moitié cassé, Grant s’était vu temporairement relevé de certaines de ses fonctions de Garde Royal, le temps de sa convalescence. En le voyant allongé sur son lit comme une poupée brisée, les médecins du palais avaient estimé sa rémission totale à environ six mois. Depuis, ils avaient revu leur jugement, et parlaient désormais de trois mois, peut-être moins.

De longues semaines tout de même, qui s’étalaient avec une langueur ennuyeuse, où il n’avait rien d’autre à faire qu’observer les entraînements sans pouvoir y participer et se goinfrer de cakes aux fruits à l’heure du thé. Pour la première fois de sa vie, tout le monde se précipitait à son service, probablement mus par les ordres insupportables de quelqu’un d’invisible. Il ne pouvait pas faire tomber une plume sans qu’un page affairé se jette à plat ventre à ses pieds pour la récupérer avant qu’il n’ait à se baisser. La moindre tentative d’exercice se voyait immédiatement avortée par une dame de la cour ayant subitement la nécessité de se faire accompagner lors de sa promenade au milieu des dangereux myosotis et des roses sanguinaires des jardins.

Aussi, quand Dame Bérénice s’approcha de lui alors qu’il traversait les jardins d’un pas lourd pour se rendre aux terrains d’entrainement, il se prépara à tendre le coude pour la huitième fois en trois jours afin qu’elle s’y accroche et s’arma de patience pour écouter encore une fois les derniers commérages du palais, qu’il commençait à connaître par coeur.

Pourtant, cette fois, la requête de la jeune femme le prit par surprise. Il s’attendait à… tout sauf à une histoire de complot à la cour. Était-elle sérieuse, ou bien s’agissait-il simplement d’un stratagème particulièrement élaboré pour endormir sa méfiance et le convaincre de renoncer à son dangereux projet d’emprunter des escaliers ? Car après tout, comme elle l’avait subtilement fait remarquer, ils se connaissaient à peine. Bien sûr, il savait de qui il s’agissait, comme tout le monde. Mais en dehors de salutations protocolaires de circonstance, il ne se souvenait pas avoir accordé ne serait-ce qu’une parole, ou même un regard, à la pupille du palais. Il avait bien trop d’autres préoccupations en tête que les dames de la cour, en ce moment.

Pourquoi donc, alors qu’ils se connaissaient si peu, viendrait-elle vers lui, si vraiment quelque chose d’aussi grave qu’une intrigue il y avait ? La réponse était simple. Intrigue il n’y avait… pas. Ce n’était qu’un prétexte. Néanmoins, le nom d’Arthur Mill lui hérissa le poil. Immédiatement, la grande silhouette maigrelette de l’aristocrate lui apparut, avec ses vestes précieuses à la coupe personnalisée dont la queue de pie accrochait tous les grains de poussière du château, sa moustache trop fine couverte de cire et sa façon de dire « Mais enfin ! » à tout bout de champs en levant les yeux au ciel. Un gars adorable, qui ne perdait pas une occasion de dire qu’on devrait peut-être changer le nom de la ville, vous savez, après toute cette histoire… dès que Grant se trouvait dans les parages.

Alors s’il fallait emmerder Arthur Mill…

Grant s’inclina à son tour, protocole et circonstances. « Une intrigue terrible, ma Dame ? Vous avez bien fait de venir me trouver. Nous ne pouvons laisser quoi que ce soit -et surtout qui que ce soit- perturber la tranquillité de la cour. Je serai donc ravi de vous accompagner. » déclara-t-il. « Mais avant toutes choses, veuillez s’il vous plaît m’exposer cette affaire en détails, et surtout quelles preuves vous permettent d’accuser ainsi Arthur Mill. Les individus de cette… trempe se laissent rarement accuser sans une solide argumentation, et si nous n’en avons pas, j’ai bien peur qu’il ne s’attaque à nos réputations. » ajouta-t-il. Arthur Mill n’était pas du genre à affronter les gens en face. Probablement même qu’il s’enfoncerait dans le sol à la première menace directe. Mais c’était un intriguant. Ses armes étaient la rumeur et le dénigrement, et il savait les manier aussi facilement que d’autres maniaient l’épée.

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