Si je l’ai déjà rencontrée ? Eh bien, croyez-le ou non, mais figurez-vous qu’elle est venue dans mon auberge il y a quelques semaines. Si elle voulait passer inaperçue, c’était raté : même avec la grande cape qu’elle avait utilisée pour se couvrir le visage et le haut du corps, une fois assise au comptoir, difficile pour moi de pas remarquer une apparence aussi bizarre.

Elle avait une peau bleue et luisante comme l’océan, parcourue de petites marques albâtres. Ses cheveux flottaient sous sa capuche, de l’écume moussant entre ses mèches. Et, en guise d'oreilles, des nageoires de poissons ornaient chaque côté de sa tête. Non, si je ne l’avais pas vue de mes propres yeux, jamais je n'aurais pu croire qu’une telle créature existait. Sans parler de ses yeux. Ils m’ont rappelé la légende des joyaux de l’océan, comme s’ils étaient deux petites pierres d’ambre, tout droit sorties du fin fond des abysses.

Mon premier réflexe a bien été pensé à une femme-bête, mais je n’en avais jamais vu de pareille et je me suis vite senti idiot. L’air autour d’elle était si frais. Et ça ne s’arrêtait pas là. Tout ce qu’elle touchait devenait légèrement humide. Elle m’a d’ailleurs laissé une petite flaque à l’endroit où elle s’était assise. C’était comme si elle ne faisait aucun effort pour cacher sa vraie identité.

Sa cape faisait le travail nécessaire pour cacher son apparence aux autres clients derrière elle. De mon côté du bar, j’avais une vue très claire de ce qu’elle cachait dessous. L’élémentaire avait une manière étonnamment simple de s’habiller. Un pantalon souple, un haut moulant, plutôt élastique. Des vêtements très légers, très aérés, du genre qui sèche rapidement avec le vent et le soleil. Par contre, leur style n’était pas de cette région. Ils m’ont rappelé l’accoutrement des marins qualishi. Sans doute l’élémentaire est originaire de Givrefeu.

Ce qui m’a plus surpris, c’étaient les protections qu’elle avait aux bras et aux jambes. Le cuir et l’eau saline ne font pas bon ménage, pourtant, il était dans un état impeccable. Elle doit en prendre grand soin. Ou alors ces brassards ont été conçus pour résister à la mer. Même si je ne connais aucun artisan du continent capable d’une telle prouesse. En dehors des militaires, les marins ne s'embarrassent pas de telles pièces d’équipement. Elle avait aussi des bracelets de tissus, entourant ses biceps et le haut de ses mollets. Pour le coup, je ne connais que des pêcheurs insulaires pour porter ce genre d’accessoires.

En résumé, son accoutrement était un mélange incompréhensible de styles provenant des quatre coins des mers.

Je serais bien incapable de dire quel âge elle avait. Elle m’avait l’air d’une adulte. Elle devait se tenir à un mètre soixante-cinq, soixante-dix, soit comme la plupart des femmes que je connais dans ce port. Même sous ses vêtements, je pouvais distinguer une musculature finement ciselée. Venant d’une créature que je supposais être entièrement composée d’eau, ce n’était pas ce à quoi je m’attendais.

Au final, elle a demandé un bol, sans préciser de contenu, alors je lui ai apporté ma bouillabaisse maison. Pendant que je préparais son repas, elle qui se tenait très droite sur sa chaise s’affaissa sous l’impatience. Elle avait même levé son pied droit sur son siège, pour enlacer sa jambe, une moue affamée sur le visage.

Dès que j’ai posé son repas devant son visage, elle dévoila deux rangées de dents acérées comme celles d’un requin. Elle m'ignora complètement, le regard en transe devant les volutes qui s'élevaient du bouillon. Après l'avoir regardé sous tous les angles imaginables, elle a englouti tout le contenu du bol d'une seule traite. Sans même se plaindre de la température et sans que je puisse voir son œsophage s'étendre. Si tant est qu'elle en avait un.

Puis elle s’est relevée, a réajusté sa cape pour repasser incognito, m’a remercié brièvement et est repartie comme elle était venue. Si je l’ai faite payer ? Bah non. Je vais quand même pas risquer de me mettre à dos les esprits de la mer, je ne suis pas fou.

J’ai eu l’occasion de vivre une dizaine d'années en compagnie d’Ira. Un drôle de personnage, cet élémentaire. Nous nous sommes rencontrés alors que mon bateau dérivait vers la mer Céleste. Les marins aiment rarement se retrouver dans une tempête, personnellement, ce sont les mers d’huile que je crains le plus. Avant que je me fasse engloutir par un monstre marin, je l’ai repérée à la poupe de mon canot pour me rediriger et me pousser vers le continent.

Déshydraté et épuisé comme j’étais, j’étais certain d'halluciner. J’avais déjà entendu parler des histoires autour d’une sirène nageant au secours des bateaux en détresse, mais j’avais toujours pris ça pour des superstitions de marins, rien de plus. Pourtant, ce jour-là, j’ai bien fini par retourner sur la côte. Après avoir récupéré mes forces, j’ai suivi tous les indices que j'ai pu trouver. J’aimerais pouvoir dire que j’ai réussi à la retrouver, mais l’inverse s’est produit : elle m’a sauvé d’un second naufrage.

Cette fois-ci, j’ai pu rester conscient alors qu’elle me traînait vers le rivage. Avant qu’elle ne replonge dans les vagues, je l’ai interpellée et lui ai demandé si elle pouvait rester un instant. Je crois que c’est sa curiosité qui l’a poussée à accepter ma demande. Elle s’est posée à quelques mètres et m’a dévisagé de la tête aux pieds, tel l’animal qui rencontre l’humain pour la première fois.

Ira est loin d’être craintive, mais elle est du genre solitaire. Après une longue pause, avant même que je puisse à nouveau ouvrir la bouche, elle m'a assailli de mille-et-une questions. Que devrais-je faire en mer ? Pourquoi portais-je des bijoux au cou et aux doigts ? J’avais en face de moi une enfant à la curiosité insatiable. Sur la dizaine d'années que j’ai passées à la côtoyer, jamais elle n’a arrêté de me faire cet effet. Sa capacité à s’émerveiller d’un rien est incomparable.

Entre deux réponses de ma part, j’ai glissé une question concernant son apparence. « J’ai pensé que si je ressemblais à vous autres, je pourrais me rapprocher de vous, » m’expliqua-t-elle, un sourire révélant la fierté qu’elle avait de son déguisement. J’ai compris bien plus tard qu’Ira n’a jamais cherché à cacher sa véritable nature. Un autre humain avant moi lui avait simplement appris à rester à l’écart de notre genre, pour ne pas s’apporter d’ennuis.

Notre discussion s’est poursuivie jusqu’au petit matin. Je lui ai proposé de continuer à nous voir, une fois par semaine, pour que je lui enseigne tout ce qu’elle voulait savoir de la terre ferme.

J’ai fait de mon mieux pour l’instruire sur le fonctionnement de notre société, mais c’était peine perdue. Passer la majorité de sa vie dans la liberté absolue des fonds marins avait immunisé l’élémentaire contre les diverses constructions sociales que nous avions inventées sur le continent. Les questions de genre, de classe sociale, de paria, tout cela lui étaient bien égales. À ses yeux, il n’y a que deux types d’êtres vivants : ceux qui vivent aux côtés de la mer, et ceux qui cherche à la contrôler. Elle considérait la majorité des marins dans la première catégorie, d’où son dévouement à secourir les navires perdus en mer et les personnes tombées à l’eau.

Ira a parfois beaucoup de mal à lire l’atmosphère. Elle parle sans filtre, sans se soucier de qui elle a en face. J’ai un petit peur de ce qu’il pourrait lui arriver si elle décide un jour de se mêler des affaires terrestres. Elle a pourtant bien conscience des rumeurs qui courent après elle. Elle s’est même faite influencée par certaines d’entre elles. Par exemple, elle a un véritable attachement pour le titre « d’enfant de Caym ». Ira est persuadée que son devoir est de retrouver le dieu Hydro, pour le ramener aux côtés des humains.

Ce que l’élémentaire pense des pirates ? Pas autant de mal que je l’ai d’abord cru. Mon amie a beaucoup de mal à comprendre pourquoi les humains sont aussi agressifs les uns envers les autres. « Il y bien assez de poisson dans l’océan », s’exaspérait-elle à me dire, « Et s’ils veulent vraiment de l’or, ils n’ont qu’à plonger dans les abysses. » Je suis d’accord, c’est ironique de conseiller aux pirates, sans la moindre arrière-pensée, de se jeter par-dessus bord pour résoudre leurs soucis d’argent.

Il faut que je sois honnête avec vous : cela fait plusieurs années que je n’ai plus parlé avec l’élémentaire. Lors de notre dernière rencontre, j’avais décidé de l’emmener avec moi voir la représentation d’un ménestrel de passage dans le port. En chemin, deux individus envers lesquels je m’étais endetté m’ont assailli. Le premier est arrivé par derrière et m’a frappé d’un culot de bouteille. Le second s’était jeté devant moi et avait écrasé son poing sous mes poumons. Je me suis écroulé sur-le-champ, et il m’a fallu quelques minutes pour regagner mon souffle.

Quand j’ai relevé ma tête, j’ai vu le premier requin étalé contre un mur, la mâchoire éclatée et pleine de sang. Son compagnon était tenu par la gorge par Ira. Jamais, pendant les dix ans de notre amitié, je ne l’avais vue dans un tel état de rage. Ses yeux étaient injectés de sang. Ses cheveux, d’ordinaire si calmes, bouillonnaient comme l’eau d’une source chaude. Mon visage devait être déformé par la peur. Quand Ira tourna son regard dans ma direction, elle surprit mon expression de terreur. Du rouge, elle devint livide. Tout autour de nous, la foule commença à murmurer au monstre marin. Elle lâcha sa proie et s’enfuit se jeter dans l’eau du port. Je ne l’ai plus jamais revue, et je m’en veux de m’être laissé à mes émotions.

Je ne vous dis pas ça pour vous faire peur. Je sais qu’Ira n’est pas du genre à agresser sans provocation. Comme je l’ai dit, elle manque de filtre. Et sa confiance est un bien précieux. Elle est à l’image de la mer. Calme, prête à coopérer et à offrir ses bienfaits sans rien demander en retour. Elle est à l’image de l’océan. Une fois agitée, mieux vaut ne pas se tenir dans le chemin de ses vagues.

Où est-ce qu’un élémentaire Hydro pourrait naître, sinon les profondeurs de l’océan ? Ira garde peu de souvenirs de sa jeunesse dans les abysses. Il lui a pourtant semblé passer des années dans cet état amorphe si caractéristique de son espèce. Sa vie se résumait à se laisser porter par les courants, jusqu’à éventuellement remonter pour atteindre la surface.

Tous les marins vous le diront, la mer est synonyme de liberté. Sans frontière, sans nation, rien n’est présent pour vous bloquer le passage. L’inverse est aussi valable. Perdue au milieu des eaux, rien n’est présent pour vous guider. Si le chemin d’un navire pirate n’avait pas croisé la zone de flottaison de l’élémentaire, sans doute qu’Ira serait restée au stade de blob jusqu’à la fin de son existence.

Mue par un réflexe, la petite créature d’eau s’accrocha à la coque du vaisseau. Elle fut transportée de port en port, enfin mise à proximité avec les humains et autres peuplades terrestres. Tant de stimulations qui parvenaient jusqu’à elle, éveillant progressivement sa curiosité. Quand ce même bateau fut brisé par une tempête, Ira était désormais résolue à ne pas sombrer dans cette même léthargie qui l’avait vue naître.

Alors elle créa ses propres courants. Des années durant, elle parcourut chaque baie, chaque lagon, chaque mer qui lui était accessible. Elle imita la forme de tous les poissons qu’elle rencontra, se mêla aux bals synchronisés des bancs de sardines, ou bien fit la course avec des dauphins. Entre son premier contact indirect avec le monde terrestre et le deuxième, il s’était au moins écoulé une centaine d’années.

Au large des côtes de Qualish, où la mer de Givrefeu s'étend à perte de vue, elle avait suivi un petit bateau de pêche en provenance des îles locales. Camouflée sous la surface, l’élémentaire observait les filets, se demandant si ce n’était pas un jeu dont le but était d’éviter d’être attrapée le plus longtemps possible. Puis le vent tourna. Les pêcheurs n’eurent pas le temps de réagir à la météo changeante. En quelques minutes à peine, des vagues de plusieurs mètres de haut déchirèrent la surface de l’eau. Dans ces conditions, le bateau ne fit pas long feu. Une vague scélérate retourna l’embarcation et jeta ses passagers à la mer déchaînée.

Bien que l’élémentaire n’avait pas encore eu beaucoup d'interactions avec des humains, elle comprit instinctivement la gravité de la situation. Elle agrippa les pêcheurs de ses appendices amorphes et les aida à rester les poumons hors de l’eau. Ira les tira jusqu’à une petite île déserte. Les jours suivants, elle surveilla leur état, leur apportant du poisson frais et usant de ses capacités hydro pour leur donner de l’eau fraîche. Les autres membres de la tribu des pêcheurs arrivèrent quelques jours plus tard pour les ramener chez eux.



Ses voyages suivants l'emmenèrent d’abord dans les eaux des mers Marchande, Gelée et Givrefeu. Calmes et à proximité des côtes, elles étaient propices à renforcer la confiance nécessaire aux expéditions plus risquées. Elle s’essaya à la mer Céleste, se tenant bien loin des monstres marins qui régnaient en maître. Elle s’approcha au plus près des mers Ombrale et Astrale, sans jamais s’y aventurer. La première la répugnait. Il y avait dans ces eaux une corruption si forte qu’elle comprenait d’instinct qu’il valait mieux ne pas y mettre les nageoires. La seconde lui était bien évidemment inaccessible, à moins d’apprendre à voler.

Mais son intérêt se porta tout particulièrement sur la mer Voilée. Elle entretenait une relation ambiguë avec cette dernière. D’un côté, elle ressentait le besoin de l’explorer, persuadée que c’était dans les abysses de celle-là qu’elle trouverait les réponses de sa naissance, et sans doute son père. D’un autre côté, à chaque tentative de s’enfoncer dans les profondeurs obscures, un vif sentiment de malaise, une terreur sourde s’était emparée d’elle et l’avait contrainte de remonter à la surface.

Bien décidée à résoudre ce mystère, l’élémentaire redoubla d’efforts pour renouer avec les humains, persuadée qu’elle y trouverait l’aide qui lui fallait. Très vite, les histoires des sauvetages en pleine mer firent à nouveau le tour de tous les ports des côtes de Nymlerith.

La Nuit de l’Espoir raviva de plus belle l’optimisme sans fond de la petite goutte. La lueur de son père, comme elle le considérait toujours, avait brillé de si fort chez autant d'étoiles qu’il devait forcément être quelque part. Que ce soit dans les abysses inexplorés ou sur les étendues inconnues de la terre ferme, elle finirait par le trouver.