Des mondes s'effondrent quand des yeux se croisent

D’un geste nonchalant, Grant frappa ses deux mains gantées l’une contre l’autre pour tenter de se débarrasser de la saleté. Cela faisait presque deux semaines qu'on n'avait pas vu tomber la moindre goutte de pluie, et la route était aussi sèche que les landes désertiques de l’ouest. Derrière lui, un nuage de poussière grise flottait pesamment dans l’air, comme si un régiment entier avait foulé la terre, alors qu’ils n’étaient finalement que deux. Lui, garde royal, arborant l’emblème princier sur sa tenue, et à ses côtés, l’homme qu'il escortait. Il s’agissait d’une petite créature à lunettes, au menton inexistant et aux dents proéminentes, dont l’incongruité de l’apparence égalait le prestige de son titre : le Grand Argentier du Royaume. Ou plutôt, l’un de ses assistants, à qui on avait confié la lourde tâche d’aller inspecter l’un des camps de bûcherons à l’extérieur de la ville, afin d’auditer, optimiser, répartir, et autres joyeusetés dont Grant, avouons-le, n’avait pas grand chose à faire.

Le trajet, qui aurait dû normalement se faire en seulement deux petites heures de transport, s’était mué en promenade de presque une demi-journée. L’Assistant ne supportait pas les véhicules, ça lui filait la gerbe, avait-il avoué en termes plus élogieux. Il fallait donc marcher, mais les routes exerçaient chez lui une peur bleue des voleurs, dépouilleurs et autres saloperies de brigands prêts à bien le buter, toujours en termes plus élogieux. Il fallait donc l’accompagner, et Grant avait été élu, à la suite d’une réflexion poussée -entendre : l’homme l’avait pointé du doigt en déclarant qu’il le voulait, lui.

« …comprenez, un tel diagnostic de rendement ne saurait s’expliquer que d’une seule façon : un déséquilibre manifeste des charges de travail et de répartition des actions. Seule une expertise comme la mienne pourra parfaitement déterminer les moyens de prétendre palier le comble de… dites, vous m’écoutez ?
- … Ouais. » mentit Grant pour la centième fois, en observant la lisière des bois vers lesquels ils se dirigeaient. Il leva le nez vers le ciel, appréciant la brise tiède de l’après-midi, s’imaginant à des années lumières de cet emmerdeur d’Assistant, qui ne l’avait pas fermé une seconde depuis leur départ, hormis pour s’assurer que son garde du corps l’écoutait bien. Ce genre de demandes était une plaie, mais il n’avait que peu d’occasions de parcourir ainsi la campagne.

Derrière eux, la silhouette de la ville avait disparu depuis un moment déjà pour laisser place aux collines et aux bois clairsemés. Il faisait chaud, l’Assistant aux bras chargés de papiers et de matériel d’écriture transpirait abondamment. Il aurait bien demandé à son escorte de l’aider à transporter son bazar, mais pour être honnête, le grand gaillard ne lui inspirait rien qui vaille. Il l’avait choisi pour son physique de brute, mais il était clair qu’il n’avait rien d’autre qu’un pépin dans la tête, et il n’allait pas prendre le risque de confier ses précieux instruments à ce genre de gorille. Franchement, la garde royale de Meridiem, c’était plus ce que c’était. On laissait n’importe qui y entrer, ces derniers temps. Si c’était lui qui s’en occupait, il virerait la moitié de cette racaille pour les remplacer par des types bien comme il faut. Des gars de bonne famille, pas des traîtres de-...

Le traître en question s’était soudainement arrêté, et l’Assistant failli lui rentrer dedans. « Eh, ça va pas, non ? Vous pourriez prévenir, j’ai failli faire tomber mon-...
- Pardonnez, monseigneur. J’ai cru entendre quelque chose. »
En vérité, il avait plus senti qu’entendu. C’était infime, à peine perceptible. Un léger changement dans l’air qui filait à travers les arbres et les plaines. Une caresse qui lui filait la chair de poule. D’une main, il empoigna fermement la hampe de son arme, juste au cas où, et son geste ne passa pas inaperçu. L’Assistant ouvrit deux grands yeux de gobie, et observa frénétiquement les alentours, à la recherche d’ennemis fantômes. Mais il ne voyait rien. « Quoi ? Mais il n’y a rien du tout. Rangez-ça, vous êtes ridicule ! » gronda le petit homme, que la vue des armes, comme bien d’autres choses dans ce monde, mettait mal à l’aise sans raison.

Grant ravala son envie d’expédier son compagnon vers le soleil d’un coup de poing bien placé, et fit un pas vers la forêt, scrutant à nouveau les arbres. Une bestiole ? L’idée de contempler l’Assistant aux prises avec une bête sauvage prête à le dévorer secoua son esprit d’un rire silencieux. Mais non. On lui avait confié une tâche, il s’en acquitterait quoi qu’il arrive, aussi insupportable que soit l’Assistant. Et si c’était des brigands ? Peu importe. Il les écraserait, à un contre dix, s’il le fallait. Il en était bien capable.

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Des mondes s'effondrent quand des yeux se croisent

Ce fut un craquement étouffé qui lança la danse, comme un coup de cymbale en départ d’une procession. L’Assistant n’avait rien entendu, et restait le nez en l’air comme un parfait ahuri. Pour lui, tous les sons se ressemblaient. Il n’était pas capable de faire la différence entre le craquement d’une ramure dans le vent, et celui d’une branche qui se brisait sous le poids d’un corps. Grant, lui, le pouvait, et dès la seconde où il avait entendu le bruit claquer dans l’air, tous ses sens s’étaient mis en alerte. Dans un réflexe presque scolaire, les recommandations se bousculèrent dans sa tête. Quoi ? Qui ? Où ? Combien ? Tant de questions qui s’effacèrent presque immédiatement pour faire place à l’instinct. Il n’aurait pas eu le temps d’y répondre, de toute façon. A peine eut-il levé les yeux que la silhouette surgit à travers les arbres.

Sans l’entraînement strict qu’il s’infligeait depuis toutes ces années, ou la simple chance d’être né talentueux, il serait probablement mort, écrasé comme une mouche sous les poings de son adversaire. Cela ne s’était pourtant joué qu’à une demi seconde, durant laquelle Grant n’avait eu que le temps de réaliser qu’un contre ne serait pas suffisant, et que seule une esquive pourrait lui assurer la vie sauve. Et une demi seconde de plus pour envoyer d’un coup sec valser l’Assistant hors de portée de cette nouvelle menace, tout en pivotant sur lui-même pour s’extraire du danger immédiat. Là où il s’était tenu une seconde auparavant, et où l’ennemi s’était abattu, il ne restait plus que la marque profonde de son talon, ancrée dans la terre.

A quelques mètres de là, l’Assistant se relevait, paniqué. Il avait laissé échapper son barda, et les feuilles et instruments de calculs fragiles gisaient dans l’herbe sèche. Le premier réflexe du petit homme fut de pâlir d’horreur à ce spectacle. Il se précipita pour rattraper un encrier qui se vidait sur le sol avec un cri de désespoir.  « Comment avez-vous osé ! Regardez ce que vous avez fait ! » commença-t-il, avant de réaliser que face à lui ne se tenait pas que le garde royal qu’il croyait benêt, mais également un autre homme… si on pouvait appeler ça un homme.

Grant se tenait en position, faisant face à l’arrivant. Il recula légèrement son pied gauche pour améliorer sa garde et pointa son arme devant lui pour assurer une distance entre lui et l’assaillant. Qui était-ce ? En acceptant d’escorter l’Assistant, Grant avait cru à une perte de temps, considérant les ennemis qu’évoquait l’homme comme les affabulations d’un esprit orgueilleux et paranoïaque. Se pourrait-il qu’il se soit trompé et que quelqu’un en veuille véritablement au notable ?

L’homme, face à lui, grondait. « C’est moi que vous traitez de nabot ? » écuma l’Assistant, dont la trouille semblait avoir été momentanément balayée par l’audace de l’affront. Grant garda les lèvres serrées. Entre lui et la demi-portion qu’il accompagnait, la cible de l’insulte semblait plutôt claire, mais il ne réagit pas pour apaiser ou rectifier les dires du nabot. Si ça n’était pas à l’Assistant qu’en voulait l’assaillant, alors c’était à lui. Pourtant, il ne se connaissait pas d’ennemis déclarés. Il y avait bien quelques vieux réactionnaires qui continuaient à cracher sur son passage, mais personne n’aurait osé ainsi attaquer en plein jour l’un des gardes royaux, qui plus est en terrain ouvert et devant témoin. Personne, sauf…

Grant raffermit sa prise sur la hampe de son arme, un léger sourire aux lèvres malgré l’adversaire qui lui faisait face, et qu’il devinait bien plus fort que lui. « C’est donc toi, le Père du Sommeil ? Je pensais bien qu’on finirait par se croiser un jour. » déclara-t-il doucement, un nœud au creux de l’estomac. Peur et excitation. A côté de lui, l’Assistant s’égosillait, partagé entre son devoir et l’envie de fuir à toutes jambes. « Vous osez attaquer un notable de la ville ? Savez-vous qui je suis ? Vous allez avoir de gros ennuis, monsieur, je vous le promets ! » babillait-il d’une voix aiguë, tout en prenant garde à bien garder Grant entre l’assaillant et lui. Grant, lui, n’avait pas bougé. « C’est mon œil que tu veux ? » demanda-t-il en fixant son adversaire. Cherchait-il à gagner du temps, ou à distraire son opposant ? A le convaincre, peut-être, de simplement passer son chemin sans le réduire en miettes. Ou attendait-il tout simplement le premier coup, misant ses faibles chances de survie sur la patience et la riposte, plutôt que sur un assaut direct et certainement suicidaire.

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Les mots de l’assaillant se perdaient dans les murmures d’un vent paisible et indifférent. Pourtant, la scène appelait à de puissantes bourrasques. On aurait envie de tempêtes, de rafales hurlantes pour faire écho au combat qui se préparait. Pas de ce silence égal, à peine troublé par quelques pépiements d’oiseaux et bruissements de feuilles.

Les motivations de l’homme étaient peu claires. Grant n’avait pas réussi à obtenir de lui ne serait-ce qu’un indice sur son but véritable, ce dont il avait besoin pour mieux s’adapter au combat. Cherchait-il à le tuer ? À le déposséder de son œil ? À s’amuser, seulement ? Des scénarios bien différents, qui demandaient chacun des réponses différentes. Sans pouvoir déterminer laquelle, Grant allait devoir improviser.

Face à lui, l’assaillant entamait sa danse. L’Assistant, finalement pris de peur, se cachait derrière une souche pourrissante. Grant suivit des yeux l’homme alors qu’il bondissait de branche en branche, aussi agile que sur terre. Les arbres seraient un problème. Jusqu’à ce qu’ils ne le soient plus. Mais il ne pourrait pas s’en occuper maintenant. L’homme disparut de son champ de vision, et Grant jura entre ses dents. Trop rapide…

Il ne dut son salut qu’à l’air, qu’il sentit bouger derrière lui. N’importe qui d’autre n’aurait rien pu percevoir, mais lui, il était porteur d’œil. Et il comprenait le langage de l’air aussi clairement que celui des hommes.
Mais même ainsi, l’autre était trop rapide. Il tenta une esquive aveugle, bondissant de côté, mais il était trop tard. La pointe d’une arme improvisée manqua le coup fatal, mais vint tout de même déchirer les cuirs et la peau de son flanc, sous l’aisselle, y laissant une blessure superficielle, mais brûlante.

Immédiatement, Grant changea d’angle d’attaque. Il referma son bras sur la pique en bois, la coinçant sous son biceps, et plia son corps vers l’avant pour faire passer son adversaire au-dessus de lui. Il sentit la lourdeur du corps de son adversaire, surprenante par rapport à la vitesse dont il avait fait preuve. En plus d’être rapide, il devait également être doté d’une force brute démesurée.

Si tout se passait comme il l’avait calculé, l’assaillant devrait tomber devant lui tête la première. Alors, Grant serra des deux mains la hampe de son arme, et avec toute la force dont il était capable, assena un coup puissant vers le haut pour accueillir la chute de son adversaire d’un impact en plein visage.

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Face à un ennemi classique, l’attaque aurait été bien trop aberrante pour être prévisible. Grant avait l’habitude d’user de ce genre de tactiques en entraînement ou lors de tournois, ce qui, dans la grande majorité des occasions, le laissait victorieux. Une alternance de techniques pointues maîtrisées à la perfection et de mouvements aléatoires et qui semblaient désordonnés, pourtant tout à fait calculés, qui prenaient les adversaire de court. Mais cette fois-ci, on était loin des escarmouches de pacotille qui se tenaient bien en sécurité au sein des enceintes de cités fortifiées. Il n’y aurait pas de vivats, ni d’applaudissements polis, ni de faveur nouée au bout d’une lance, ni de fête, ni de festin. Seulement la solitude de la mort après la défaite.

Evidemment que cela ne fonctionna pas. Il n’avait pas en face de lui les stupides soldats de bois du royaume. L’avait-il oublié par égo ? Avait-il refusé d’y croire ? Pensait-il naïvement qu’il suffirait d’une feinte pour déjouer les réflexes du Père du Sommeil ? Un peu des trois, peut-être. Mais l’introspection était rarement bienvenue en plein coeur d’un affrontement. Grant n’eut pas le temps de se poser la question. Il n’eut que l’occasion de réaliser qu’il était encore en vie, avant de voir son adversaire fondre sur lui.

La douleur le plia en deux, teintant son monde de noir et de gris. Malgré ses muscles contractés, le coup lui avait coupé le souffle et malgré lui, il recula de quelques pas, hoquetant. Ses doigts se détendirent légèrement, avant de se refermer à nouveau, refusant de lâcher son arme, dont la pointe luisait dans la lumière, teintée de carmin, seul témoignage d’une tentative ratée. D’un coup sec, il fouetta l’air devant lui pour la débarrasser du sang, tout en dardant un oeil sombre sur son assaillant.

C’était donc ça, qu’il voulait ? Malgré lui, Grant sentit un sourire lui étirer les lèvres en pensant à la pierre qu’il portait sur lui. Une babiole qui se trouvait lui apporter plus d’embarras qu’autre chose. Il s’en serait bien débarrassé, là, maintenant, si cela avait pu le tirer d’affaire. Mais il avait en tête l’idée que cela n’aurait pas changé grand chose, au final. Il se contenta de rire d’un air désinvolte. « Tu aimerais bien ça, hein ? Ce serait une bonne raison pour me tuer. À moins que tu ne sois de ceux qui n’ont pas besoin de bonne raison ? » lança-t-il d’un air narquois, tout en sachant pertinemment la réponse.

Il fit tournoyer son arme pour passer en posture d’attaque, jambes fléchies, sourcils froncés, sourire toujours plaqué sur son visage. Au creux de son ventre, la douleur se mêlait au fourmillement de l’anticipation. « Tu sais quoi, si tu me dis s’il te plaît, je pourrais peut-être me laisser attendrir. » termina-t-il, avant de se jeter en avant à pleine vitesse.

En moins d’une seconde, il couvrit la distance qui les séparait, son arme pointée sur le plexus de son adversaire. Et alors que le métal allait rencontrer la chair, Grant leva soudainement sa lance, et disparut.

Il réapparut presque instantanément derrière son assaillant et pivota sur lui-même. Son bras se détendit et il frappa à nouveau, visant cette fois la base du cou. Le Père du Sommeil ne pourrait pas le forcer à utiliser son oeil. Et s’il devait mourir pour ne pas lui donner cette satisfaction, alors il le ferait.

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Cette fois encore, l’attaque manqua son coup létal, se contentant de blesser l’adversaire de manière superficielle. Certains s’en seraient contentés. Des pantins gesticulant vantant des styles de combat obscurs au noms ridicules. La Danse des milles coupures, et autres niaiseries, qui avaient pour but de noyer l’adversaire sous un nombre de blessures dérisoires, qui, à force de temps, finiraient par l’épuiser. Manifestement, les créateurs de telles méthodes ne s’étaient jamais retrouvés face à un adversaire comme le Père du Sommeil, là où le temps manquait, et où le risque de se faire proprement réduire en bouillie avant d’atteindre même les dix coupures était grand.

La satisfaction de voir le sang gicler fut donc mince. Et de courte durée. À peine Grant eut-il le temps de sentir de recul de son bras qu’un nouveau coup vint le saisir à la tempe. Il lui sembla que le monde entier vibra sous le choc, avant de briller, puis de s’éteindre. Une souffrance comme il n’en avait jamais connue avant traça une ligne derrière ses yeux, et pour le première fois, une exclamation de douleur lui échappa. Il sentit vaguement qu’il tombait en avant, puis, sans comprendre pourquoi, en arrière. Dans sa bouche, il reconnut le goût du sang, incongru.

Et soudain, il eut peur, lorsqu’il comprit qu’il allait mourir ici. Il y avait pensé avant, bien sûr. Mais il avait vu cela comme une possibilité parmi tant d’autres. Maintenant qu’il s’agissait d’une réalité, cette perspective semblait anormalement lourde. Malgré les étoiles qui dansaient devant ses yeux et la légèreté de sa tête, Grant parvint à saisir les mots que lui lançait le Père du Sommeil. Ils lui parvenaient de très loin, comme étouffés, et pourtant il parvenait à en saisir le sens, très clairement.

Il ne comptait pas le tuer ? Grant n’y croyait pas une seconde. Lui donner son oeil ? Pour ça, il devrait le tuer. Quant à sa Charge…

Grant ferma les yeux un instant pour se remettre l’esprit en place. Avec un grognement, il planta le manche de son arme dans le sol pour se redresser péniblement. Du coin de l’oeil, il avisa l’Assistant, qui avait observé la scène depuis son abri, se demandant pourquoi l’individu n’avait pas encore pris ses jambes à son cou. Puis, il réalisa que le combat n’avait duré tout au plus qu’une quinzaine de secondes. Quinze secondes qui avaient suffit à le mettre à genoux. Sa défaite la plus rapide à ce jour.

Était-il vraiment prêt à sacrifier son oeil pour la vie de l’Assistant ? C’était un don divin, il avait été choisi. Ce cadeau lui promettait une destinée brillante, extraordinaire… des mots qui n’exprimaient pas la reddition qu’exigeait de lui le Père du Sommeil.
Pour autant, ce combat n’était pas celui de l’Assistant. Le sacrifier pour garder un peu de pouvoir… c’était contraire à tout ce en quoi il croyait. Certes, il n’aimait pas le bonhomme, et il aurait parié beaucoup sur le fait qu’il n’était probablement pas le seul. Mais échanger une vie contre un peu de puissance, l’honneur contre un peu de grandeur. Grant cracha sur le sol le sang qui lui emplissait la bouche. « Assistant, si vous étiez aussi intelligent que vous le prétendez, vous seriez déjà loin à l’heure actuelle. » déclara-t-il d’une voix sourde. « Vous pensez vraiment que même si je lui donne mon oeil, il vous épargnera ? Non. Il vous tuera en premier pour me montrer à quel point j’avais tort, puis il prendra l’oeil, puis il me tuera. Vous devriez courir. »

Grant observa son adversaire et son sourire triomphant. Puis, il leva la main et retira son gant, révélant à son doigt l’anneau où était enchâssé l’oeil. Il le contempla une seconde, avant de l’ôter également. Puis, sur un geste inconscient, il le fourra dans sa bouche et l’avala. Il déglutit difficilement, puis adressa un sourire au Père du Sommeil. « Voilà. Si tu veux l’oeil, tu devras me tuer pour aller le chercher. » déclara-t-il tristement. Derrière sa souche, l’Assistant bondit sur ses pieds. « Vous êtes fou ! Il va nous massacrer, vous l’avez dit vous-même ! » s’écria-t-il d’une voix aigüe. Grant rit faiblement. « Bien sûr. Je vais juste… lui compliquer la tâche. Courrez, Assistant. Et si je ne reviens pas, dites à la Reine comment est mort son champion. Assurez-vous qu’elle remue ciel et terre pour me venger. Je vais le retenir. » dit-il, en levant à nouveau son arme.

L’Assistant hésita une seconde, observant tour à tour Grant et leur assaillant. « Vite ! » s’exclama Grant, en se jetant sur son adversaire. L’Assistant sursauta comme si on l’avait piqué, et, semblant reprendre ses esprits, se mit à détaler en direction du chemin du retour.

Grant réunit ses forces, ignorant les multiples douleurs qui parcourait son corps. Le Père du Sommeil voulait une charge ? Il allait lui en donner une. En quelques pas allongés, il se retrouva face à son ennemi. Il prépara son bras pour piquer, mais arrêta son geste à la dernière seconde. Tordant soudainement son corps et son arme, plutôt qu’un coup perçant en plein ventre, ce fut l’arrière du manche de la lance qui vint percuter la mâchoire de son ennemi. Une feinte simple, facilement prédictible, mais qui lui donna l’ouverture pour venir se son autre bras encercler la taille de son adversaire et se servir de la vitesse de sa charge pour l’entraîner dans un plaquage brutal. Ils percutèrent le sol, et Grant s’étala sur le Père du Sommeil. Son genou vint chercher l’estomac de son assaillant pour s’y loger et y rester, tandis qu’il se redressait pour venir plaquer le manche de son arme en travers de la gorge de son adversaire, écrasant sa trachée de tout son poids. La colère, la peur et la douleur semblaient gonfler ses forces. « Quelle quête stupide… tous nous tuer… Il y en aura simplement d’autres. » grogna-t-il en fixant la figure de son adversaire sous lui.

Du temps, du temps. Juste du temps.

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Meurs, meurs, meurs…

Grant fixait les yeux de son adversaire, le visage contracté par l’effort. Il sentait la sueur lui couler sur le front, la brûlure du manche de son arme sur les paumes de ses mains, le sang qui battait à ses tempes. Pourtant, il serrait plus fort. Les dents, les doigts, le cou du Père du Sommeil. Et il regardait les veines gonfler sur la gorge de son adversaire. Il appuya encore, et encore.

Meurs, meurs, meurs…

Il guettait avec une avidité sauvage la seconde où la vie quitterait les yeux de son ennemi. Et il espérait que ça dure, il attendait de voir les iris briller dans un dernier sursaut de vigueur, avant de s’éteindre, enfin.

Crève !

Mais il ne crevait pas. Doucement, Grant sentit ses bras trembler sous l’effort. L’autre résistait. Pire, il prenait le dessus, petit à petit. Centimètre par centimètre, la lance remontait vers lui, et Grant avait beau y mettre toutes ses forces, il perdait du terrain. Un grondement de rage s’extrayait de sa gorge alors qu’il tentait vainement de reprendre l’avantage. Grondement qui se changea en cri de douleur, quand la souffrance vint le déchirer en deux, le forçant à lâcher prise. Il bascula en arrière, paralysé, son corps tressautant. Il était coincé, désormais.

Entre deux sursauts d’inconscience, il contemplait l’hideux visage de la mort, au dessus de lui. Une mort héroïque ? Peut-être, si l’Assistant avait réussi à rejoindre un village ou une garnison proche. Sinon, il n’y aurait rien d’autre que son cadavre éventré, abandonné dans la poussière. Grant serra les dents, tentant de repousser son adversaire, sans y parvenir. « Payer…. pour quoi ? Je ne… te connais même pas. » cracha-t-il douloureusement, entre deux goulée d’air inaccessibles et de plus en plus rares.

Ses ongles venaient griffer les avant-bras de l’homme, ses paumes frapper son crâne, ses jambes battre l’air pour tenter d’atteindre quelque chose, n’importe quoi.
Dans un dernier sursaut, il vint brutalement frapper de ses deux paumes les oreilles de son adversaire. Sous ses doigts, il sentit l’air qui s’écrasait, et dans son ventre le pouvoir de l’oeil. Et d’une pichenette, il envoya les bulles d’air sous pression qu’il venait de remuer droit dans les canaux auditifs de l’homme, pour qu’elles aillent exploser les tympans de son adversaire. Au mieux, elle le rendraient sourd pour un temps. Au pire, cela le déstabiliserait assez pour qu’il puisse se libérer.

Dès que l’occasion se présenta, il réunit ses dernières forces pour soulever son adversaire et se dégager de son emprise, avant de rouler sur lui-même, à quatre pattes. Il toussa, suffoqua, goûta chaque gorgée d’air comme s’il venait de renaître. Avant de jeter un regard fiévreux vers son adversaire. « Tu dois être satisfait. Argh… J’avais dit que je ne l’utiliserais pas. J’imagine que je préfère la vie à la dignité. » crachota-t-il d’une voix sifflante en se tenant la gorge. Il releva la tête, observa brièvement les alentours. Aucune trace de son acolyte désagréable. « L’Assistant a dû atteindre la garnison la plus proche, de toute façon. » termina Grant, en se laissant finalement écrouler au sol.

Il avait échoué, pensa-t-il alors que la forêt disparaissait peu à peu autour de lui. Au moins, il ne serait pas conscient pour assister à sa propre mort.

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La mort aurait été une douce délivrance. Au lieu de cela, c’est la douleur qui accueillit Grant à son retour vers la conscience. Elle était partout. Vive et brûlante sur son flanc, sourde et pulsative dans son crâne, déchirante dans sa gorge. Chacun de ses muscles était douloureux et engourdi, et sa langue avait un goût ferreux.

Grant remua. Doucement d’abord, essayant chaque membre, tâtant la terre sous lui, effleurant les brins d’herbe de ses doigts. Il sentit que l’une de ses côtes était cassée, ainsi que deux de ses doigts, et souffla de soulagement. Il s’était attendu à bien pire. En fait, il s’était attendu à ne pas se réveiller du tout, mais le destin semblait doté d’une cruelle ironie.

Lentement, il ouvrit les yeux. Il ne distingua d’abord que le vert des arbres, et le bleu du ciel. Puis, les contours se firent plus nets, il aperçut des feuilles, des pierres… et la foutue gueule de ce foutu Assistant. Grant sentit un élan d’inquiétude l’envahir. Le bonhomme semblait anormalement calme. S’il avait réussi à trouver du monde, pourquoi n’entendait-il pas les soldats s’affairer autour de lui ? Grant se redressa légèrement pour basculer sur le côté, et le visage du Père su Sommeil s’imposa à lui.

Grant lâcha un grognement agacé, en se tournant de l’autre côté, comme un enfant au réveil cherchant à éviter les rayons du soleil matinal. Peut-être qu’il ne l’avait pas vraiment vu, que ça n’était qu’un effet de son imagination ou un rêve particulièrement désagréable… Mais lorsque la voix de l’homme parvint jusqu’à ses oreilles, il ne put prétendre plus longtemps que tout cela ne se déroulait que dans sa tête.

Grant se redressa et se mit péniblement sur son séant, les dents serrées. Il comprenait désormais pourquoi son adversaire ne l’avait pas achevé. D’un revers de main, il essuya le sang qui lui avait coulé de la bouche jusque sur son menton, avant de rire doucement. « Tu te trompes complètement. » grimaça-t-il. « Je ne sais rien sur l’oeil Astro. Je fais simplement partie du personnel, comme si on allait me dire quoi que ce soit, ou encore moins me laisser approcher le fils de la Reine. »

Grant ricana à nouveau, avant de se remettre debout avec difficultés. Il jeta un coup d’oeil mauvais à l’Assistant, qui le lui rendit, comme s’il n’avait absolument rien à voir avec quoi que ce soit qui concerne le palais royal. « Excuse-moi si j’ai du mal à te croire quand tu dis qu’on ne fait pas partie de tes cibles. Le combat qui vient d’avoir lieu me fait légèrement douter de tes dires. Je pense qu’une fois que tu auras tes informations, tu te débarrassera de nous pour te précipiter au palais. »

Grant observa les lieux, repéra son arme qui gisait au sol, et se dirigea vers elle en boitant. Il la ramassa et s’appuya dessus, tout en fixant le Père du Sommeil. « Tu veux me torturer pour que je te dise ce que je ne sais pas ? Fais le. Tu n’obtiendras rien de moi, je te le promets. »

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Appuyé sur sa lance, Grant soupira. Il n’avait qu’une envie, celle de voir le Père du Sommeil tourner le dos et emmener sa sale tête loin d’ici. Ou bien qu’il l’achève ici, et qu’on en finisse une bonne fois pour toute. Malheureusement pour lui et ses espoirs, l’homme n’avait pas l’air de vouloir en rester là. Même s’il réaffirmait sa volonté de ne pas vouloir le tuer, la situation n’en était pas moins extrêmement désagréable.

Le type parlait beaucoup, pour quelqu’un qui affirmait avoir un plan. Grosse tête, grande gueule, pensa Grant, qui n’avait plus grand chose à perdre et qui s’autorisait donc quelques libertés. Il y avait quelque chose d’étrangement triste à voir des gens qui se vantaient d’en avoir tué d’autres. Grant appuya sur la blessure qui lui déchirait le flanc, avant d’observer ses doigts rougis. Peu profonde, mais il ne fallait pas laisser ça traîner non plus. Sans parler de la commotion qu’il se tapait probablement et qui lui filait un début de migraine.

Il ignora donc les sous-entendus de son adversaire et laissa échapper un petit rire fatigué. « Je ne te donnes pas d’informations parce que je n’ai pas d’informations à te donner. Et même si j’en avais, je pense que je les garderais pour moi. Tu n’as pas l’air de quelqu’un qui mérite qu’on lui dise les choses. » grogna-t-il. « Tu ne trouveras pas plus de réponses au Palais, de toute façon. Alors vas-y, si ça te chante, mais ne compte pas sur moi pour t’y aider. »

Grant ôta son second gant, observa ses mains nues tout en sentant au creux de son estomac le poids de l’oeil. Deux de ses doigts étaient tordus, et sous ses ongles, le sang avait séché, lui donnant l’air d’un homme de la terre. Il ne pouvait pas voir son visage, mais il imaginait qu’il ne devait pas être en meilleur état. Que diraient ceux qui le verraient rentrer après cette rencontre ? Loueraient-il sa persévérance et son abnégation, ou bien moqueraient-il sa défaite ? Ses détracteurs étaient aussi nombreux que ses amis. Il se dirigea vers l’Assistant, tout en gardant le Père du Sommeil dans son champ de vision. Le petit homme semblait absolument terrifié et pour une fois, silencieux. « Nous devrions y aller. » dit doucement Grant. « Avant qu’il ne change d’avis. »

L’Assistant sursauta violemment quand Grant lui toucha l’épaule, mais il se mit sur ses pieds sans rien dire. « Tu l’as choqué, ce n’est pas bien. Il n’avait rien fait, si ce n’est être pénible, et si on accordait ce traitement à tous ceux qui l’était, tu serais déjà enterré. » dit Grant en observant l’Assistant avec inquiétude, puis en le poussant légèrement dans le dos pour qu’il se mette à avancer vers le chemin du retour. « Je suis bon seigneur, je vais donc te donner un conseil. Si tu vas au Palais, ce sera pour y mourir. Peut-être pas de ma main, mais j’y veillerai. Tu n’apercevra même pas mon Prince et ma précieuse, si précieuse Reine. » termina-t-il sans regarder Sosuke. Et quand ce sera fait, je promènerai ta tête au bout de ma pique.

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