Depuis combien de temps n'as-tu pas posé les pieds si profondément dans les terres ?

Tu inspires. L'air te semble si étrange, ici... Il est chaud, dépourvu d'embruns, si sec... Les côtes ne sont pourtant pas si loin, et pourtant, pourtant ! tu te sens isolé. Loin de ton équipage, mais surtout loin de ton véritable amour, l'océan. Tout en toi aspire à y retourner. Ta démarche chaloupée parait maladroite, ici, tes bottes et ton sabre démontrent sans l'ombre d'un doute que ton domaine, c'est la mer.

Tout aurait pu être si simple. Tu pourrais retourner à bord de la Sereine, retrouver Jade et les autres, et planifier la suite de ta conquête des Océans. Port-Liberté et son Haut-conseil ne pourraient longtemps s'opposer à toi, si tu te concentrais dessus. Ou tu pourrais partir vers l'horizon, découvrir tout ce que ce monde contient, et te l'approprier. Avec quelques années de plus, et un peu de patience, le monde était à ta portée. Devenir Roi d'une petite île n'était pas si terrible...

Mais peu importe.

Tu as attendu sept ans pour ce retour. Sept ans à tout faire pour ne rien oublier du fonctionnement de cette terre, à te tenir informé des courants politiques et aux tensions entre nobles... A te tenir informé de la santé de Richter. Il ne devait pas mourir tant que tu n'aurais pas montré que tu lui étais bien supérieur. Il mourrait de ta main, tu te l'étais promis. Alors tu inspires à nouveau, et expire lentement. Tu es un Prince déchu, et tu as peur, sans doute. Mais combien de fois as-tu eu peur, jusque là ? Et pourtant, qui es tu devenu ?

Alors tu quittes les sentiers, t'enfonce dans les bois. Tu sais qu'elle habite quelque part ici. Et c'est bien tout ce que tu sais. Son objectif réel ? Son allégeance ? Ou même si elle se montrera devant toi ? Tu n'en sais rien, mais tu dois tenter. Tu as plus d'un mois devant toi. Tu sais que tes officiers sauront s'occuper de la flotte, lui rapporter des trophées, et les tenir par le cou.

Alors tu trouves une clairière, et, inconséquemment, tu fais une roulade pour te laisser aller, couché, sur le dos. L'herbe contre ton dos... pique légèrement. Son odeur est si étrange. Si différente de celle du bois... Tu croises les bras derrière ta tête, et t'endors du sommeil du voleur.

Tu es de retour dans ton royaume.

Le Bois-vivant restait fidèle à son nom, guidant le déshérité d'une main invisible vers une clairière où il trouva le sommeil, mais jamais aucun mouvement n'aura été relevé. Était-ce vrai, ce qu'on osait marmonner à ce sujet ? Que les arbres bougeaient, que les sentiers n'étaient jamais les mêmes ?

Pour une fois, la dame ne se fit pas attendre. Elle perçait déjà les remparts boisés de la clairière, d'une marche lente et silencieuse jusqu'à atteindre le capitaine, tenant les pans de sa longue robe alors qu'elle finit par fléchir les jambes, tombant à genoux dans le matelas floral, à proximité de la tête du jeune homme.

Une main dépourvue de gant s'en ira plonger dans la chevelure relâchée du garçon, tissant un sort d'illusion subtil qui se mélange à des caresses apaisantes. A son tour de jouer à l'intruse, à pénétrer le territoire intime du prince, s'infiltrant dans ses rêves.

Heureusement pour lui, aucune mauvaise intention n'était présente pour l'heure, le sortilège était simple, sa seule volonté aurait suffit à le briser et à se réveiller en même temps.

Le décor changea alors pour cette vicieuse dame, le bois laissant place à la pierre, donnant à la Recluse un peu de temps pour admirer le fortin où se terrait le pirate dans ses rêveries.

Elle prit le temps de repérer les différents visages, de séparer les personnes nettes des silhouettes troubles, fréquentes dans les rêves lorsque le subconscient ne parvient plus à en former le souvenir correctement, d'identifier le plus jeunes garçon de qui elle venait de violer l'esprit bien qu'aucune douleur ne se dissimule derrière ce geste pourtant si grave.

Puis en s'approchant rapidement, qu'elle ait à interrompre un dialogue, une passe d'arme ou quoi que ce soit, la dame aux pupilles d'or, habillée de sa fameuse longue robe noire qui laissait assez peu à imaginer, et aux oreilles d'elfes parfaitement anachroniques dans le souvenir du garçon, vint poser une question d'un ton légèrement dans le reproche :

Père...

Tu t'étais juré que ce mot ne serait plus jamais prononcé par toi. Pourtant, il existait encore un monde où tu pouvais te laisser aller à la nostalgie, à de plus simples songes que tes rêves de grandeur actuels. Père t'entrainait. Sa façon de manier le sabre était si similaire à la tienne, encore maintenant. Déplacer légèrement sa main, avancer un doigt ou resserer sa prise sur sa garde... Tant de choses que tu avais appris en le regardant, qu'il faisait instinctivement et que tes adelphes n'avaient jamais perçu.

Autour de toi, dans cette cour où tu avais grandi et appris, tu voyais cette préceptrice qui t'avait appris la poésie, l'un ou l'autre de tes frères, qui vous observait du coin de l'oeil, et tant d'anonymes que le temps avait effacé. Tu avais sincèrement apprécié la majorité de vos domestiques et servants, mais l'esprit est ainsi fait, et ta mémoire te faisait défaut. Tu t'étais juré de ne jamais oublier ceux qui t'aideraient à faire de ce fort Castel Onech. Avais tu déjà échoué ?

Et alors que tu te poses cette question, tu te rends compte que ton acuité est inhabituelle. Tu vis ce rêve avec plus d'intensité que jamais, et pourtant, il y'a une personne que tu ne reconnais pas. Elle s'avance lentement vers toi, dans une robe des plus séduisantes. Par le Père de l'Aube et tous les dieux marins, qu'elle pouvait être belle... Elle n'était pas la première elfe que tu rencontrais, mais tu n'avais aucun doute pour autant. Elle ne faisait pas partie du rêve, et tu ne l'avais jamais rencontrée. Mais elle correspondait à ce que tu avais entendu d'Elle.






Une révérence amusée, mais des plus protocolaires, et tu reprends, d'un ton plus sérieux.




Ton regard est rivé dans le sien. Tes yeux couleur acier dans les siens, d'ambre et d'or... Deux opposés, en effet. Mais cela, au moins, suscitera son intérêt...

Voilà qui fut tout à fait inhabituel pour la dame, d'une étonnante façon, le pirate qu'elle s'attendait à voir parler en des mots sabrés s'était soudain dit qu'il devait faire bonne impression. Cette surprise était lisible sur son visage, un sourcil se levant, un fin sourire apparaissant devant le soin apporté à sa présentation. Un simple hochement respectueux sera offert en réponse pour commencer, pour lui signifier qu'elle l'écoute plutôt que le méprise.




L'elfe changea alors de posture, croisant les bras sur sa poitrine en pivotant d'abord faiblement sur la droite, puis sur la gauche, retrouvant les détails des différents visages et morceaux de la scène qui ont gardé de leur intensité dans les souvenirs de leur propriétaire. Elle s'autorisa même à offrir au prince un sourire bienveillant lorsqu'elle reviendra lui faire face.




En affrontant sans interruption le regard du jeunot, la dame ne donnera pas plus d'indications quant à comment quitter cet étrange rêve éveillé. Cependant, l'instinct sera tout à fait suffisant pour cela, à mesure que le récit du rêve se fait de moins en moins cohérents, que le rêveur distingue de plus en plus d'éléments troubles qui dénotent de la fausse réalité autour de lui, son esprit cherchera naturellement et de lui même à émerger. Il suffit simplement de le vouloir pour franchir cette étape.

Une étape qui forcerait le garçon à se réveiller dans un face à face nécessairement plus intime, la Sorcière dans le monde réel étant occupée à masser la chevelure du prince pour entretenir son illusion. Dans le cas contraire, le capitaine pourrait simplement modeler son rêve comme bon lui semblait, laissé libre de ses actes par l'illusionniste.

Sa clémence est surprenante.

Tu ne t'attendais pas à cette réaction, vu l'aura dont les mythes et légendes autour d'elle l'avaient doté... Mais en réalité, cela avait beaucoup plus de sens ainsi. Dans son monde, ici, elle était une reine, avec bien plus de légitimité qu'aucun roi Meridiem. On parlait d'elle bien avant la naissance de quiconque autre arpentant cette terre, et si tu exercais toujours un certain esprit critique, à la voir pénétrer aussi aisément tes rêves, si bien coller à tout ce qu'on t'avait dit d'elle, tu n'avais aucun doute. Tu avais devant toi une créature de légende. Tu ne savais pas encore tout à fait si tu étais admiratif ou craintif... Peu importait.

Elle te demande de choisir. Est-ce ici, ou dans la clairière, que tu voulais discuter avec elle ? Sans lui tourner le dos, tu regardes autour de toi. Cette cour... Tu n'as pas souvenir d'en avoir ainsi rêvé depuis des années. Jamais, en tout cas, n'a t'elle été aussi nette. Tu sens même l'odeur du pain frais en train de chauffer dans les fours des cuisines, celle, plus rance, de la sueur des soldats s'entrainant autour de toi, tu sens sur ta peau le froid des matinées d'hiver par lesquelles l'entraînement se faisait encore plus intense. Et, malgré toi, et ton éducation, tu te tournes vers l'homme qui attend patiemment que tu termines ta discussion avec la Recluse.

Ses cheveux grisonnants sont plaqués en arrière. Il est grand, et malgré la balafre sur son visage et son âge déjà avancé, tu comprends pourquoi autant de femmes tombent sous sa coupe. Richter Balenos. Père. Lui qui te parlait avec l'amour le plus sincère que tu aies jamais entendu, qui t'élevait avec toute la rigueur et toutes les attentes qu'il avait envers lui-même. C'était à ça qu'il ressemblait, lorsque tu avais été banni. A quoi ressemblait il maintenant ? Une pensée traverse ton esprit.

Richter... Vous allez devoir attendre encore un peu.

Tu te retournes vers la Recluse, avec un sourire d'excuse. Tu n'as aucun doute qu'elle a entendu tes pensées.

"Ce chateau, ce domaine... n'est pas le mien. J'y ai perdu tout droit, et me l'approprier ainsi, même en rêve, serait une imposture. Je suis peut être, ma Dame, un pirate, un meurtrier et un futur parricide... mais je n'ai pas perdu tout sens de l'honneur. Tant que je ne possède rien, sur ces terres, je ne le prétendrai pas."

Alors, tu fermes les yeux, avant de les rouvrir.

Elle est toujours là. Ton coeur est soulagé. Peut être aurait elle pu n'être qu'une partie de ton rêve, pourtant, ses doigts caressent doucement tes cheveux. Une pensée fugace traverse ton esprit : Quel est le protocole, lorsqu'une reine nous caresse ainsi les cheveux ? Tu décides de rester couché, et fixe tes yeux à nouveau dans les siens. Ils sont maintenant plus âgés, plus cernés... Sans doute plus froids, que tu le veuilles ou non. Comme tu aimerais n'avoir jamais eu à changer ainsi... Tu prends la parole à mi-voix, sans réellement savoir si tu agis ainsi pour préserver la sérénité de la scène, ou parce que tu as honte d'être ainsi vulnérable.

"Ma Dame... Je viens chercher auprès de vous conseils et, il est vrai... Approbation. Je ne vous ferai pas le récit de ma vie, à moins que vous souhaitiez en apprendre plus, mais je préfère déjà être bref... J'ai été banni par Richter Balenos, ainsi que mes frères et soeurs, il y'a sept ans, pour m'être opposé à sa façon de... vendre ma soeur au plus offrant. Pendant ces années, j'ai mené une vie de piraterie. Je ne souhaite pas vous mentir ou embellir les choses pour espérer vous séduire.

J'aurais pu continuer à vivre ainsi, et je ne m'en serais pas trop mal tiré... Mais cette parenthèse atteint bientôt son terme, car je sais depuis le jour de mon exil que mon destin est ici. J'ai des petits frères et des petites soeurs à protéger, et... une guerre entre Richter et moi est peut être un danger immédiat, mais c'est le meilleur chemin pour protéger Vassago et les miens. Du moins, c'est ce que je crois...

Je n'ai rien à vous offrir, car je ne sais rien de ce que vous désirez... Mais je vous en prie, accordez-moi votre sagesse. Cela fait trop longtemps que je me suis écarté de ces terres, et je comprends certainement bien moins que vous les choses de l'esprit... Suis-je en train de me leurrer ? Ou mes doutes viennent ils de la peur que j'ai de devoir affronter... ceux que j'ai aimés ?"

Non... Ce n'était pas les questions que tu étais venu poser, mais ce rêve cruel avait échaudé tes émotions. Peu importait... Tu avais le temps de poser tes questions.

Elle lui laissa le temps ; celui de revenir à ses différents souvenirs, participa notamment à raviver l'intensité de chaque émotion, de chaque odeur, qu'elle soit celle d'un crasseux ou d'une bonne miche bien chaude. Le regard de la Recluse correspondait généralement avec ce que fixait le jeune pirate au sein de son rêve, autant pour travailler à parfaire son illusion qu'à prendre les informations essentielles à déterminer quelles étaient les inquiétudes du jeunot.

Un problème de famille, avec un père, comme toujours avec les Hommes.

Le rêve rompu, la Sorcière ne cessa cependant pas ses caresses douces dans les cheveux du criminel, une tendresse unique qu'elle l'imaginait en manque alors que ses phalanges glissaient entre chaque mèche pour les lisser. Le lui offrait elle ce geste par pitié, ou à dessein, aucun moyen de le dire. Il n'existait pas non plus de méthode simple pour déterminer si l'illusion avait effectivement prit fin, à qui peut vous faire jouir d'une réalité fantasmée, à quel point répliquer le véritable monde lui était difficile ? Et si elle continuait de lui choyer le crâne, était ce un signe ?

Des songes possibles qu'elle serait venue interrompre momentanément de sa voix calme et d'un ton maitrisé, bas :




Ce premier conseil prononcé, elle laissera le temps de le comprendre, de l'assimiler. Elle n'avait pas la certitude qu'il le comprenne bien, n'y accordait pas une grande importance. Si toutes les leçons étaient toutes acquises dès leur mise en mots, les professions mêmes d'instructeur, de professeur ou de maître n'existeraient pas.

Elle reprendra ensuite :




Il était tout à fait aisé de comprendre que la sorcière n'avait absolument, mais alors, aucune idée, d'à quoi ressemblait la vie d'un pirate ou même à la vie en général sur un navire. Elle souleva un sourcil suspicieux, incertaine de savoir si elle avait vu juste, après tout, un millier d'années de vie ne l'avait toujours pas habituée aux sursauts politiques des humains. Tout bougeait si vite chez eux et ils étaient si différents des elfes, tout dans le court terme, jamais de vue d'ensemble.

Parler avec elle était comme naviguer en pleine tempête.

Chacun de ses mots avait un sens plus profond qu'elle ne le laissait paraître, elle se jouait de toi et décelait les craintes et hésitations dans ton discours avec plus de justesse que nul autre ne l'avait fait jusque là. Et tu ignorais, à vrai dire, si tu appréciais cet instant, ou si tu détestais tout cela. Pourtant, dans tous les cas, tu ressentais qu'elle répondait à un besoin puissant en toi. Bien sûr, tu t'étais confié, depuis ces sept années que tu avais passé en mer, à différentes personnes. Mais qu'elles aient été des alliés, des filles de passage, ou même tes plus fidèles compagnons, tu n'avais jamais ressenti la profonde compréhension de ta vacuité que tu expérimentais maintenant.

Pourtant, c'est au coeur de ce chaos qu'étaient tes émotions que tu trouvas une forme de conviction nouvelle. D'une voix légèrement plus claire, tu repris la parole.

"J'ai bien pris la mer parce que j'ai été banni. De moi-même... Ce n'est pas le chemin que j'aurais emprunté. J'y étais doué, et je connaissais déjà la Marine, Richter m'y avait formé depuis ma plus jeune enfance... Mais j'étais le fils de l'Amiral Balenos, et je n'avais pas à faire mes classes. Je pense... qu'il y'avait une forme de mépris en moi, à l'époque. Une morgue envers ceux qui n'étaient pas nés comme mes adelphes et moi. Mon bannissement a brisé cette illusion avec une efficacité rare, et je suis sûr d'une chose : Cela a fait de moi quelqu'un de bien meilleur.

Cette morgue n'était pas seulement de mon fait. Elle est naturelle, chez les nobles humains. Pas le moindre des enfants de tous ceux que j'ai rencontrés dans cette jeunesse dorée n'étaient si différents. Elle est naturelle, et comment pourrait elle ne pas l'être ? Nous avons tout ce que nous désirons. Que nous soyons gâtés ou non, nous sommes constamment élevés sur nos terres, dans notre chateau, avec nos domestiques. Les temps faibles créent des hommes faibles, mais surtout creux.

Lorsque j'ai pris la mer, je suis devenu un de ceux que je méprisais sans même m'en rendre compte. Je devais me nourrir de biscuits de marins, d'une eau sale, et surtout, je fréquentais ceux qui me ressemblaient. Des moins que rien oubliés par ceux qui avaient eu plus de chance, des criminels bannis de Meridiem ou de leur contrée d'origine, quelle qu'elle soit. Mais l'on n'apprend rien de leur histoire, auprès de ces gens. Ils ne parlent pas, et ne le feront jamais d'eux mêmes. J'ai appris dans ces premiers temps que des nobles n'étaient pas les mieux placés pour gouverner, mais qu'il existait, parmi les humains, des chefs et des suiveurs.

Je ne l'ai pas découvert par accident... En réalité ma survie dépendait de ma capacité à les détecter. J'étais un jeune homme plus entraîné au maniement du sabre que la majorité d'entre eux ne le seraient jamais, j'étais intelligent et compétent... Mais j'étais surtout seul. Si je ne trouvais pas de groupe à rejoindre, si je n'étais pas sous la protection d'une personne respectée, je risquais d'être trahi par d'autres membres de l'équipage. Lorsque l'on ne possède rien, il nous reste notre dignité, et je ne pouvais pas me permettre de la perdre.

J'ai repéré parmi ceux qui parlaient lesquels me semblaient les plus dignes de confiance, j'ai choisi le meilleur du lot, et je suis rapidement devenu... plus ou moins son assistant. J'ai exercé des vengeances sur son ordre, et lui en retour couvrait mes arrières. Ce genre de politique n'est pas rare, au sein d'un équipage. Les boscos ont besoin de ce genre de manigances pour affirmer en permanence leur autorité sur un équipage composé de misérables et de criminels. Et parfois, plus.

J'ai convaincu mon bosco de monter une mutinerie, et ce fut le premier jour où je prenais une vie. C'était Piers, le second. Ma lame a traversé son coeur alors qu'il se méfiait des gaillards à mes côtés et me négligeait. De tous ceux dont j'ai ôté la vie, je crains que ce soit de lui que je me souvienne le mieux. Ensuite, tout se perd dans un brouillard étrange. Un oubli volontaire, ou en tout cas, que l'esprit ne fait rien pour empêcher. Une pierre sur le chemin que l'on écarte d'un coup négligent.

Quelques mois plus tard, j'avais acquis assez d'autorité sur l'équipage par moi-même pour mener ma propre mutinerie. De la même façon, je devins capitaine, et le petit navire de piraterie que nous étions devint rapidement une menace pour les marchands des mers Gelée et Marchande. Je fus à mon tour trahi, et un autre navire nous coula. Je fus fait prisonnier, et je m'évadai de quelques coups de sabre bien placés. Sur l'île où j'avais atteri par la force des choses, je me cachais dans les ombres, et lorsque l'opportunité m'en fut donnée, j'embarquai de manière clandestine sur un navire, et me cachais jusqu'à arriver au port suivant.

Et là, l'affaire reprit. Je constituais un nouvel équipage, je repris la mer, et ainsi de suite...

J'ai tué sans doute bien plus d'une centaine de personnes, par ma lame, et peut être trente ou quarante fois plus par mes ordres. Mais on ne devient pas amiral en régnant par la peur. Mes hommes vivent dans des conditions meilleures que bien d'autres... Je ne massacre pas aveuglément les marchands dont nous abordons les navires, ni même les corsaires qui nous pourchassent... Je ne prétendrai pas être un homme bon, ma Dame, loin de là, mais je suis, parmi les mauvais, l'un des meilleurs. Et surtout, toute cette vie m'a permis d'acquérir des savoirs que nul parmi mes frères et soeurs ne possède.

Je n'ai pas choisi mon exil, et j'ai pris la mer car c'était ma seule option. J'ai rarement été heureux au cours de cette vie, mais je connais déjà la raison pour laquelle je souhaite rentrer en guerre, et pour laquelle je mettrai un terme au règne de Richter, et au caracolage détestable de mes aînés.

Je l'ai dit, les temps faibles créent des hommes faibles. Mais j'ai vécu toute ma vie d'adulte dans des conditions difficiles, à prendre des décisions cruelles et impossibles à prendre, à défendre ma vie ou celles de mes hommes. J'ai appris ce qu'étaient la loyauté, le courage, et surtout la peur, ce que cela voulait dire de diriger. Les livres, les précepteurs, ce ne sont que des préparations, et il faut bien plus que cela pour devenir quelqu'un à même de diriger.

Quant à mes raisons de me battre... Elles ont des noms. Aerith, ma petite soeur. Vassago. Tous mes autres puînés. Ma préceptrice, ou encore... Richter. J'aime ma terre, et j'aime ceux qui la peuplent. Ma place n'est pas en mer, elle est au Manoir Balenos, à protéger ce que je chéris, et à renforcer notre pouvoir. A assurer une dynastie de chefs forts, capables de prendre toutes ces décisions. Parfois, je me dis que c'est la réelle raison pour laquelle Richter a voulu me faire bannir.

Faire de moi l'homme que je suis maintenant. Celui qui mettrait un terme à cette indolence dans laquelle il s'est vautré, bien malgré lui. C'est une étrange façon d'aimer son fils, j'en conviens... Mais je pense que c'est cela qu'il voulait réellement, qu'il en soit conscient ou non.

Mais n'en doutez pas. Ma volonté n'en est pas moins ferme. Lorsque je serai face à lui, ma lame ne cillera pas. Il a mis en branle cette destinée pour moi, et j'irai au bout, quoi qu'il en coûte, dussé-je échouer et mourir en chemin... Car c'est bien là tout ce que je lui dois."

Tu libères enfin la parole, fermant les yeux pour apprécier un instant de plus ses tendres caresses, et te redresse doucement, à regret, tournant la tête pour la regarder.

"Quant aux yeux divins... Je vous livrerai ceux que le père de l'aube mettra en travers de mon chemin, et, une fois que mon heure aura sonné, vous serez libre de vous saisir du mien.
Je ne doute pas que vous soyez patiente, et après tout, qu'est ce que cinquante années, pour vous ?

Progressivement, l'attention que la Recluse offrait au jeune homme cessera, les caresses dans ses cheveux cesseront et ses doigts quitteront sa chevelure vers la fin de son récit. Elle resta cependant assise sur les genoux dans la même position qu'elle tenait depuis le début.

Ses mains résideront simplement contre la diagonale que ses cuisses forment en direction de l'être aux nombreux songes.




Elle prit le temps de hisser une main à son propre visage, tapotant ses lèvres d'un index dubitatif. On lui contait les récits d'un marin chassé par des corsaires. L'elfe n'avait jamais vraiment eu la tête à imaginer ce qu'il se passait au delà de la terre, le monde ici était déjà assez compliqué.

Elle reprit cependant d'un ton plus serein, écartant l'idée de se tenter à de nouvelles métaphores.

Tu prends le temps de l'observer, alors qu'elle se perd dans ses réflexions.

Et, immédiatement, il t'apparaît que c'est en réalité volontaire de sa part. Sa façon de tapoter, presque de caresser ses lèvres, pensive, en ayant sa tête posée sur ses cuisses, sous son giron... Il avait entendu les rumeurs. On disait d'elle qu'elle était séductrice, ou pire. A vrai dire, tu ne craignais pas spécialement ce qu'elle pouvait te faire. Tu avais connu bien des étreintes, au cours de ta vie, et si seules quelques unes pouvaient à peine se comparer à la Recluse, tu n'étais pas intimidé par cette beauté. En revanche, tu te demandais quelle part de cette dernière pouvait être une illusion.

Sa façon de s'exprimer sur les années qui s'étaient écoulées t'avait surpris, aussi. Tu n'avais aucun doute, bien sûr, sur le fait qu'elle avait effectivement du sang sur les mains. Tu connaissais les légendes que l'on racontait, en murmures menaçants, aux enfants qui refusaient de bien se comporter. Elles évoluaient avec l'âge, et bientôt, la meurtrière devenait corruptrice, mais dans tous les cas, son nom n'était prononcé qu'à mots couverts, subrepticement, comme si elle aurait pu entendre ceux qui osaient parler d'elle.

Une telle créature, mythologique, pouvait-elle vraiment se comparer à leur existence de mortels ?

Tu décides de reporter ce questionnement à plus tard, car elle reprend la parole.

"Ma Dame, ne vous méprenez pas... Ce n'est pas du pouvoir que je viens chercher, ni même de la chance ou de l'influence... Ce que je suis venu vous demander, outre vos conseils, c'est une promesse. La promesse que vos bénédictions et vos engagements ne s'appliqueront pas contre moi. Que les armes enchantées ne soient plus que des outils de métal, que la force surhumaine de mes adversaires se brise sur les rochers de votre promesse envers moi, et que votre parole soit absolue.

Ce qui m'a chassé loin de ces terres, c'est un homme, non une force surnaturelle. Ce que je viens affronter, ce sont des mortels, comme moi. Utiliser votre force pour retrouver ce qui devait être mien n'enlèverait pas à ma reconquête quoi que ce soit, car c'est moi qui aurait noué cette alliance... Mais vous êtes, ma Dame, d'un tout autre monde. Ce n'est pas dans ce monde divin là que je souhaite régner. Je régnerai parmi les mortels, en mortel. C'est pour cela que je souhaite me prémunir de toute malédiction ou bénédiction adverse.

Quant à ce que je vous devrai... Comment estimez-vous le nombre des miens qui devront mourir pour compenser ce pacte ? Assez d'yeux divins détourneront ils votre faim des miens ? Je me moque que vous preniez mon corps, à ma mort, si tel est le prix de ma liberté... Mais si je reviens pour protéger les miens, vous vous doutez que je ferais tout pour éviter que vous vous empariez d'eux."

Sous cet angle, la dame paraissait par moments dans un contraste étrange. Ses mimiques perdaient un peu d'intensité lorsqu'on s'en rendait compte. Si elle n'essayait pas activement de jouer de ses charmes, c'était généralement un visage apathique qui s'installait, ses lèvres dessinant une ligne droite sans particularité, ses joues certes maquillées n'en restaient pas moins inertes d'aucun mouvement de mâchoire ou de la langue.

Son regard s'orientait généralement à l'horizon, en direction du gigantesque Arbre Gardien des elfes, nourrissant des songes qui préoccupaient l'esprit de la dame. Les derniers mots de son invité ayant déclenché cette phase de contemplation sans émotions, il serait difficile de ne pas le relever.




A ces derniers mots, elle ramènera un regard sévère sur le garçon. C'est le regard que toutes ses motivations traduisent, une volonté indéfectible, une force qui, si elle n'est clairement pas présente physiquement, l'est indubitablement portée par ses idées et soutenue par sa magie.

La sorcière adoucira cependant ses traits dans l'instant, offrant un sourire innocent. Passant du visage d'une femme résolue à celle de la jolie fille à laquelle on espérait pouvoir offrir un verre sans qu'elle nous rejette.

La voilà pensive. Intéressant.

Elle semble penser que tu louvoies, et que tu essaies de la plumer. Ce n'est pas tout à fait inexact, mais ce n'est qu'une conséquence de ton souhait initial, pas un choix par lui même. S'il fallait te protéger de ceux qu'elle bénirait, bien sûr que cela pourrait te protéger de ses pouvoirs en eux même... Tu l'avais dit : ton souhait était de régner parmi les mortels, loins des dieux... Tu ne pensais pas que la Recluse était réellement une déesse. Loin de là, quand bien même elle était une créature bien plus superbe et légendaire que tu ne le serais jamais.

Un jour, en effet, elle serait peut être ton ennemie.

Et ce jour là, tu la tuerais. Cela te débarasserait de ses bénédictions tout aussi surement qu'un enchantement de sa part... Ta seule raison d'être venue ici, ta seule raison d'avoir voulu conclure un marché, c'était une forme de prudence, de respect des traditions. Un respect du folkiore que tu avais toujours connu, qu'on te faisait craindre depuis que tu étais tout jeune. Mais tu avais grandi. Tu avais rencontré les monstres dont on t'avait parlé, et bien pire encore dans le coeur des hommes.

Mais en attendant, tu prends un air grave, comme si tu n'avais pas songé à cette menace. Tu sembles perplexe, criantif, et tout ce qu'un homme comme toi devrait ressentir, en cet instant. Mais alors qu'elle promet qu'un oeil divin suffira à épancher sa faim, au moins pour un temps, tu retrouves le sourire, le plus naturellement crédule au monde. Es-tu réellement sûr de ce que tu fais ? De ce que tu as choisi de faire ? Un vertige pourrait te prendre, mais tu es passé au delà de tout cela... Tu dois avoir toute confiance en tes plans, ou le désespoir te submergera.

Lentement, tu portes la main à l'une de tes bagues, un simple anneau d'argent presque pur, et tu la retires, avant de la tendre à l'elfe.

"Vos conditions me conviennent... Enchantez cette bague. Ce n'est... pas tout à fait vous la première femme à qui je pensais que j'allais offrir une bague... Mais je suppose qu'aucune autre forme d'alliance ne pourrait autant me protéger.

J'espère que si nos chemins se croisent à nouveau... J'espère que ce sera pour fêter mon ascension au statut de seigneur, plutôt que pour essayer de me tuer. Mais maintenant... J'aimerais savoir si... il serait possible de mieux savoir... qui vous êtes. Cela fait tellement longtemps que j'entends des histoires à votre sujet. Pourrais-je... savoir qui vous êtes ? Ce que vous faites, réellement ?"

La dame ne savait elle même pas trop quoi penser de cette entrevue, abattre un adversaire qui plus tard se ferait plus large qu'une épine se présentait à elle. Il était vulnérable à la moindre illusion de très haut niveau et une dague aurait suffit ensuite à combler ses songes de succession pour lui faire rejoindre une tombe comme tant d'autres rêveurs en pleine délusion, de manière anticipée.

Et puis elle pensa aux conséquences, à tous ceux qui voudraient découvrir la vérité, à ceux qui viendraient la féliciter comme ceux qui souhaiteraient l'inverse. La politique des hommes l'avait toujours lassée, à jamais changeante, à jamais conflictuelle où chacun avait ses biens qu'il protégeait cruellement assit au sommet d'un trône factice.

Elle pu alors se saisir de la bague proposée qu'elle aura déposée dans le creux de la main gauche, la dextre quant à elle se sera approchée par dessus, ornée d'un bijou du même type à l'index droit, serti d'une émeraude taillée à la perfection. C'était l'Oeil Divin de la Recluse qui commença à luire d'une teinte verdâtre tandis que du bout de chacune de ses phalanges commençait à s'articuler une vague azurée coulant vers l'objet.

Pendant qu'elle articulait son enchantement autour du l'accessoire, elle expliqua :




Une longue tirade qu'elle ira conclure d'un sourire. Que cette histoire sorte de son repaire ne l'inquiétait qu'assez peu, on en disait déjà assez sur elle et les mensonges se mélangeaient à la vérité sans conséquences.

La bague enfin enchantée qui vrombira d'un contour verdâtre viendra à s'atténuer. Visiblement prête à être portée, la dame ira la rendre à son propriétaire sans commenter.

Tu fermes les yeux, en sentant tout son pouvoir s'insinuer dans la bague.

Elle te conte son histoire, et tu veux croire qu'elle ne te ment pas. Elle n'a aucune raison de le faire, mais aucune raison non plus d'inventer une histoire si complexe... Et quoi qu'il en soit, tu n'as pas besoin de certitude absolue en ce qui la concerne. Le jour où vous vous affronterez, s'il arrive, est encore bien lointain. Tu as certainement le temps d'échouer cent fois bien avant de devoir devenir son ennemi. Et peu importe, après tout. Tu as envie de croire en cette histoire, qui n'est pas bien moins absurde que la tienne. Alors tu te relèves doucement en récupérant ta bague, époussète tes vêtements, inspire longuement l'air de la forêt, avant de te retourner pour la regarder.

"Mes lèvres sont scellées, ma Dame.

Ce que j'aurais fait, si j'avais appris que le monde n'était pas ce que je pensais être ? Si je devais entretenir un mensonge, me haïr pour cela, ou, peut être pire, haïr tous ceux que j'ai admirés et qui ont eu ce rôle avant moi ? Il y'a bien des façons de répondre à cette question. Dois-je vous mentir et prétendre comprendre ? Ou vous mentir et prétendre ne pas pouvoir comprendre, être si éloigné de cette situation que je suis incapable de m'y mêler ? Dois-je alors ne pas mentir, et vous dire à quel point je me sens proche de vous, après que vous m'ayez confié cela ? Et seriez vous prête à l'accepter ?

Ma Dame, si nous devons un jour nous affronter, nous en reparlerons, mais en attendant ce jour fatidique, laissez-moi vous répondre par une pirouette.

Je n'ai jamais aimé les menteurs. Que ce soit ceux qui prétendaient aimer mon père et ses enfants pour obtenir ses faveurs, alors qu'ils nous mettaient des coups de pied dans les jambes lorsqu'il détournait le regard, ceux qui prétendaient posséder plus ou moins que ce qu'ils avaient réellement pour nouer des alliances avec lui, ou pour obtenir sa pitié... ou même ceux qui se contentaient de mensonges bêtes. Qui mentaient par habitude, pour divertir la vérité...

Et le temps a passé. J'ai commencé à mentir, moi aussi, pour gagner des avantages, par facilité, ou par ennui. Faire danser au bout de son fil les autres, c'est un plaisir que vous connaissez très certainement. Et pourtant, alors que le mensonge est si facile et si divertissant, qu'il est la voie la plus directe pour obtenir ce que l'on veut, mon avis n'a toujours pas changé. Il y'a des choses avec lesquelles on ne peut pas tricher, et le faire est une trahison à soi même. Un manque de respect, en quelque sorte...

Mais de la même façon que je ne suis peut être que le jouet du plan de Richter, vous l'êtes peut être de l'Arbre Gardien... Où s'arrête le Mensonge, ma Dame ? Et où commence la vérité ? Si assez de gens croient en un mensonge, il finit par devenir vérité. Et même si la vérité reparaît de temps en temps, quelle réalité a t'elle pour le quidam qui ne peut guère se soucier que de ce qui le concerne ? Qu'est ce que cela change, pour celui qui peine à nourrir sa femme et ses enfants, que ce monde soit philosophiquement aux abois ? Qu'est ce que cela change, que son seigneur soit nommé Balenos ou Onech ?

Je vous pense en bonne voie pour devenir Déesse, ma Dame... Et je suis d'accord avec vous, même si aucun mensonge de cette envergure ne m'a jamais été révélé. Ce monde est pourri, il a donné naissance à d'innombrables horreurs et ne cesse de les alimenter... Mais ne croyez pas que votre apoptose suffira à faire de ce monde autre chose qu'une monstruosité en naisse. Déesse n'est qu'un mot. Vous ferez des erreurs, comme ceux qui vous ont précédés. Vous entretiendrez le Mal, comme vous alimenterez le Bien. "

Tu soupires, et commence à quitter la clairière, d'un pas tranquille, ton poignet venant à nouveau se poser doucement sur la garde de ton sabre.

"J'espère pouvoir vous revoir, ma Dame. J'aimerais beaucoup... assister à votre danse avec le destin.

La dame imita le geste de son invité au moment de se relever, balayant le trop plein de feuilles et d'herbes qui eurent la mauvaise idée de tâcher la robe de la maîtresse des lieux. Son histoire semblait réelle ainsi portée du bout de ses lèvres, la conviction qu'elle avait implanté dans chacune de ses phrases révélait une honnêteté pure. Mais là encore, face à la grande illusionniste, quand savoir où s'arrête le mensonge et où commence la vérité.

Elle accordera une brève parole de conclusion avant de l'observer s'en aller, la forêt s'articulant autour de ses pas pour conjurer le bon chemin de sortie, loin de tout dédale frustrant, une ligne droite l'aura amené en liberté.




Elle agitera enfin la main avec une légèreté qu'on ne connaissait pas vraiment à la haute noblesse elfique et rajoutera ses derniers mots.